CHRÉTIEN PRIMITIF (ART)

CHRÉTIEN PRIMITIF (ART)
CHRÉTIEN PRIMITIF (ART)

Que signifie l’expression d’«art chrétien»? Consacrée par l’usage, elle est historiquement fausse. En effet, la définition d’un «art chrétien» repose sur l’idée d’une séparation entre les domaines du sacré et du profane telle qu’elle s’établit surtout à partir du XIXe siècle, dans la réflexion sur l’«art sacré», opposition étrangère aux époques anciennes, et tout particulièrement au monde antique. Mais, paradoxalement, c’est à cette conception même que l’on doit en grande part l’essor des études sur l’art chrétien ancien et médiéval, car c’est bien souvent en recherchant, dans une intention apologétique, l’expression ancienne de la foi chrétienne que l’on s’est intéressé à un art longtemps négligé, voire méprisé, parce que jugé décadent, barbare par rapport au bel art antique – celui de l’Antiquité tardive.

Méthodologiquement, il faut néanmoins s’interroger sur la notion même d’art chrétien, car on a longtemps opposé l’art païen à l’art chrétien, comme s’il s’agissait des expressions équivalentes de deux confessions différentes, l’art païen étant souvent entendu comme synonyme d’art antique. Or l’art chrétien ne se constitue pas contre l’art païen; il ne se substitue pas à lui. Lentement, c’est l’art antique qui se christianise: «L’art chrétien [...] est né non pas comme un langage artistique nouveau par des balbutiements, mais en se détachant de l’art courant du milieu qui a vu se propager la religion chrétienne, et en élargissant progressivement l’étendue de son programme. C’est ce qui fait l’originalité de ces premiers chapitres de l’histoire artistique chrétienne: l’œuvre chrétienne n’y apparaît qu’en tant que partie d’un ensemble beaucoup plus considérable, celui de l’art antique à son déclin» (André Grabar, Le Premier Art chrétien , Univers des formes, p. 2, Paris, 1966). Aussi bien, le cadre géographique de l’art chrétien coïncide-t-il avec celui de l’Empire romain, ou du moins de la progression de l’évangélisation dans l’Empire: de l’Euphrate à l’Atlantique, des îles Britanniques au Sahara et à la Nubie, avec quelques centres privilégiés – Rome, puis Ravenne en Occident, Alexandrie, Antioche et Constantinople en Orient.

Mais qu’appellera-t-on alors art chrétien? L’art qui affiche une référence religieuse explicite (certains ont pu dire: l’art «engagé»), ou l’art des chrétiens? Si l’on s’en tient à la première conception, on sera amené, par force, à ne retenir presque que l’art «religieux» – l’art funéraire et l’art lié à la vie religieuse (décor des édifices religieux, mobilier liturgique), non seulement parce que ce fut sans doute effectivement dans ces cadres surtout que se développa d’abord un art chrétien, mais aussi parce que nombre des objets plus quotidiens et plus fragiles qui pouvaient présenter aussi un décor chrétien ont disparu (car des textes et des documents figurés confirment leur existence). En revanche, si l’on adopte une conception plus large, quelle marge chronologique choisir? Des témoignages (Tertullien, Clément d’Alexandrie) prouvent que dès le début du IIIe siècle – c’est-à-dire un siècle avant la paix de l’Église et près d’un demi-siècle avant que n’apparaissent les premières œuvres explicitement chrétiennes – certaines représentations courantes pouvaient être acceptées par les chrétiens, et même lues chrétiennement. Comment supposer d’ailleurs que les chrétiens aient refusé toutes les images du monde dans lequel ils vivaient, alors même qu’ils se proclamaient citoyens de Rome? Mais, à ce compte, on risque de retomber dans l’excès des premiers grands corpus constitués au XIXe siècle (De Rossi, Garrucci, Wilpert), qui annexent à l’art chrétien toutes les œuvres qui, à partir du IIe siècle, peuvent admettre une interprétation chrétienne symbolique (images pastorales, banquets, représentations de poisson, etc.).

Par force et par raison, on est donc contraint d’établir des compromis: tout en retenant qu’il en va de la conversion de l’art comme de celle de toute la culture antique – jeu dynamique de l’appropriation, de l’adaptation des formes et des thèmes ambiants, et des innovations; métamorphose progressive et réciproque de la civilisation gréco-romaine et du christianisme qui s’«inculture» dans cette dernière – on définira néanmoins deux points de repère chronologiques objectifs: d’abord celui de la réalité saisissable de l’art chrétien (vers le milieu du IIIe siècle), puis celui que constitue la paix de l’Église, compte tenu des conséquences matérielles de cette étape pour l’Église et les fidèles (mais les effets de cette modification des conditions politiques ne se ressentent pas avec la même ampleur dans tous les domaines: elles paraissent relativement moins sensibles dans le domaine funéraire que dans l’architecture de surface et les arts somptuaires). Quant aux termes ultimes de l’art chrétien primitif, ils se confondent avec ceux de l’art antique – et, de même, varient selon les lieux et les genres. Pour l’Orient, on tendra à adopter en art le critère politique de la naissance de l’Empire byzantin (donc le VIe siècle), bien que celui-ci ne marque point de rupture. Pour l’Occident, il faut tenir compte de plusieurs critères: l’interruption de certaines productions, une métamorphose accomplie jusqu’au méconnaissable des formes et des thèmes antiques, une modification de l’équilibre entre héritage gréco-romain et apports barbares (l’art de Ravenne sous la domination du Goth Théodoric est encore «antique», les œuvres de la Gaule franque et de l’Espagne wisigothique appartiennent déjà au haut Moyen Âge...).

La naissance de l’art chrétien

En collationnant témoignages littéraires et archéologiques, on peut situer les premières manifestations explicites du christianisme dans l’art vers le milieu du IIIe siècle. Quelques textes pourraient faire croire qu’il y eut beaucoup plus tôt des images chrétiennes, mais il s’agit vraisemblablement de représentations traditionnelles interprétées chrétiennement (ainsi les poissons, les pêcheurs et les ancres des sceaux sigillaires que mentionne Clément d’Alexandrie, ou le criophore – berger portant une brebis – ornant des gobelets cité par Tertullien). C’est sans doute la conjonction de plusieurs facteurs qui explique que se soit effectivement développé un art chrétien, mais ce relativement tard. Certains sont clairement explicités par les auteurs chrétiens dans leurs réflexions sur la pratique des images, tandis que d’autres doivent être supposés à partir des données historiques connues: tradition de l’interdit biblique, situation d’immersion des chrétiens dans un monde qui aimait les représentations figurées, progrès de la christianisation – avec ce que ces progrès impliquent à la fois de singularité fermement défendue et d’acculturation –, l’évolution, enfin, des conditions de vie politiques et, partant, matérielles faites aux chrétiens, etc.

Issu du judaïsme, qui a toujours strictement respecté l’interdiction vétérotestamentaire de faire des images de Dieu (parmi d’autres expressions, Dt 5, 8, et Lev. 26, 1) et ne commença sans doute que vers le milieu du IIIe siècle à illustrer l’histoire sainte, le christianisme a certainement hérité de sa réticence de principe à l’égard des représentations figurées: ainsi Clément d’Alexandrie rappelle-t-il au début du IIIe siècle qu’il est interdit aux chrétiens «de produire des œuvres trompeuses, car Moïse a dit: “Tu ne feras pas d’images”...» (Coh. ad gentes , 4, 62, 2). D’autre part, il apparaît aussi clairement que, en des temps où l’on s’efforce de gagner les païens à la foi nouvelle, cette fidélité fondamentale à l’interdit mosaïque est renforcée par la crainte des pratiques «idolâtres», dans un monde où la représentation de la divinité joue souvent un rôle cultuel de premier plan. Plus que l’interdit biblique lui-même, c’est là le thème principal du débat sur les images chez les apologistes du IIe et du IIIe siècle, et il perdure au moins jusqu’au VIe siècle. À la dénonciation de l’idolâtrie païenne vient s’ajouter aussi celle de l’attachement excessif (jusqu’à l’adoration des images) à des représentations sensibles imparfaites de Dieu, au détriment du culte spirituel (on le retrouve encore chez Augustin ou chez Grégoire le Grand, par exemple). Il faut également tenir compte (pour Tertullien, Minucius Felix ou Lactance, par exemple) de l’influence d’une forte théologie de la création, qui porte à refuser l’art en général, jugé comme une imitation illégitime de l’acte créateur de Dieu. Par ailleurs, ces réticences d’ordre spécifiquement religieux (qu’elles soient théologiques ou pastorales) viennent manifestement rejoindre, chez certains, une tradition de critique philosophique des images remontant aux présocratiques ou à certains courants platoniciens, qui souligne l’inaptitude constitutive de toute représentation matérielle à rendre compte du divin et même à l’évoquer symboliquement, et dénonce le caractère trompeur de l’art – critique dont certains arguments, transmis par la patristique, seront repris dans la querelle iconoclaste.

Mais, à examiner soigneusement les sources écrites, on est conduit à une double constatation, qui tempère la réputation d’«iconophobie» souvent faite à l’Église primitive (surtout par les historiens protestants, comme H. Koch ou W. Elliger). Tout d’abord, la question des images est loin d’obséder la réflexion des écrivains chrétiens. D’autre part, dans la plupart des cas, c’est la représentation de Dieu qui est contestée; et, lorsque sont visées les représentations religieuses en général, ce sont en fait moins les images elles-mêmes que l’on dénonce que l’usage qui en est fait. Par ailleurs, une opinion même très tranchée n’implique pas nécessairement une pratique également étroite; enfin, il faut sans doute être prudent dans l’appréciation de l’effet que pouvaient avoir de tels jugements sur la relation concrète avec les images, étant donné les contextes dans lesquels ils sont prononcés. En effet, ils se présentent moins comme des jugements «officiels» et généraux de l’Église, ou des Églises, destinés à réglementer concrètement la pratique des images, que comme des positions conjoncturelles (selon les cas, Clément d’Alexandrie pourrait apparaître comme un contempteur ou un défenseur des images, par exemple). Jusqu’à la querelle iconoclaste, on ne connaît qu’un seul texte conciliaire concernant les images – c’est le canon 36 du synode (régional) d’Elvire (306?) – qui décide «qu’il ne doit pas y avoir de peintures dans les églises [...] car ce que l’on vénère et prie ne doit pas apparaître peint sur les murs»; d’autre part, entre Hippolyte (au IIe siècle) et Grégoire le Grand (au VIe siècle), il n’y a pas un seul texte romain qui s’exprime sur la pratique des images. Et les sanctions disciplinaires mentionnées à propos d’images se rapportent en fait à l’exercice d’activités professionnelles particulières: elles visent à détourner les chrétiens de fabriquer des idoles païennes (si Tertullien exhorte les artistes à changer de métier, c’est aussi que dans la Carthage du IIIe siècle le gros des commandes était sans doute païen).

D’autre part, c’est également la situation d’illégalité, voire à certains moments de persécution dans laquelle se sont trouvés les chrétiens qui explique qu’ils n’aient guère développé d’art religieux avant le milieu du IIIe siècle: les communautés ne possédaient sans doute pas encore de bâtiments de culte spécifiques où aurait pu se développer un décor, et les chrétiens ne devaient être guère enclins à produire des œuvres d’art qui affichassent ouvertement leur foi. Mais, juste après le milieu du IIIe siècle, l’Église connaît une période de tolérance sous le règne de Gallien (260-268) – la «petite paix de l’Église» – qui favorise son expansion et son organisation, et, partant, son implantation matérielle. Or c’est de cette époque à peu près que datent les premières images chrétiennes occidentales, et il est difficile de ne pas établir un lien avec la nouvelle conjoncture historique.

Il faut aussi compter avec l’acculturation progressive du christianime, due à la cohabitation des chrétiens et des païens, et à la conversion récente de nombreux païens. Dans une concommittance surprenante (et difficile à interpréter), les juifs se mettent à illustrer l’histoire sainte. La ville de Doura Europos (ville de garnison romaine située sur le coude de l’Euphrate, à la frontière actuelle de l’Irak et de la Syrie, que l’on a appelée la «Pompéi de l’Orient») livre à la fois les premières images juives historiées connues, dans la synagogue (on sait avec certitude qu’elle a été décorée entre 245 et 256), et les premières images chrétiennes, qui doivent être à peu près contemporaines, avec les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament décorant les parois d’une pièce aménagée en baptistère dans une maison privée (Bon Pasteur, guérison du paralytique, le Christ marchant sur les flots, les Maries au tombeau, la Samaritaine, Adam et Ève, David décapitant Goliath). Dans les deux cas, c’est sans doute le même facteur qui a joué: l’influence exercée depuis deux siècles par le monde ambiant (si l’on considère que la dispersion des juifs à la suite de la destruction de Jérusalem les met plus étroitement en contact avec les païens) – un monde d’images.

Doura Europos constitue-t-il un cas exceptionnel, ou sa singularité tient-elle aux conditions de conservation des monuments? Les maisons-églises décorées étaient-elles courantes dans tout l’Empire à partir au moins du milieu du IIIe siècle? Aucune autre de ces maisons ne nous a été conservée; aussi, la question demeure-t-elle sans réponse. Mais on peut supposer que c’est dès avant la grande paix de l’Église, en 313, qu’a commencé à se développer un art religieux dans les lieux de cultes publics de l’Église. Il est en effet logique d’interpréter la décision du synode d’Elvire précédemment mentionnée comme une réaction contre une pratique contemporaine; d’autre part, l’écrivain Lactance rapporte que, pendant la persécution de Dioclétien, le préfet et ses acolytes vinrent brûler les livres saints et saisir un simulacrum dei (une représentation de Dieu? L’on ne peut préciser davantage) dans l’Église de Nicomédie. Même si ces deux témoignages sont trop isolés pour autoriser des conclusions très poussées quant à l’importance de l’art chrétien dès la seconde moitié du IIIe siècle, ils tendent à prouver que ce développement ne s’est pas fait contre l’avis «officiel» de l’Église, comme cela a été parfois avancé (par T. Klauser, par exemple).

Il est vrai néanmoins qu’à l’exception de Doura Europos ce sont les aménagements funéraires qui livrent la plupart des premières images chrétiennes (là encore, on notera le parallélisme avec le cas juif: ce sont aussi les nécropoles – les ossuaires de Palestine à partir du milieu du Ier siècle av. J.-C., la catacombe de Beth Shearim en Galilée occidentale au tout début du IIIe siècle – qui fournissent les plus anciennes images juives). Cela tient-il au fait qu’il n’y a pas de grande architecture chrétienne avant la paix de l’Église? Les comportements traditionnels – exprimer en images les convictions et l’espérance des défunts – résistent-ils mieux devant la mort qu’ailleurs? Quoi qu’il en soit, la plupart des premières peintures et sculptures chrétiennes proviennent des catacombes chrétiennes de Rome, et peuvent être datées de la seconde moitié du IIIe siècle – les peintures précédant les décors des sarcophages, qui ne sont sans doute guère antérieurs aux années 290. Ici encore, on ne peut prétendre que cette pratique va à l’encontre de l’avis officiel de l’Église, comme cela a été soutenu, puisque aussi bien on sait que l’administration des cimetières communautaires romains était confiée aux clercs; mais il est vrai néanmoins que ces décors relèvent d’initiatives privées, et qu’ils se trouvent dans des lieux destinés d’abord à la commémoration des défunts, et non pas au culte divin.

La paix de l’Église (l’édit de Milan, qui reconnaît en 313 la légalité du christianisme) marque un tournant d’importance dans le développement de l’art chrétien. En effet, les communautés peuvent dorénavant se doter beaucoup plus librement d’installations matérielles, et le développement d’une architecture spécifiquement adaptée aux besoins du culte entraîne celui d’un décor également spécifique. D’autre part, la conversion des principaux commanditaires artistiques – les couches moyennes et supérieures de la société – entraîne une christianisation du décor profane. Les objets de luxe se multiplient où s’exprime la foi des propriétaires, tandis qu’il y a aussi une production d’objets courants décorés d’images chrétiennes, tels la vaisselle de céramique ou les lampes à huile. Si peu d’objets littéraires, relativement, ont été conservés, des témoignages viennent confirmer ce phénomène dès le IVe siècle (vêtements décorés de scènes bibliques, par exemple). Enfin, avec la conversion des princes puis de l’Empire, et l’élaboration d’une conception théologique du pouvoir impérial qui fait de l’empereur le vicaire de Dieu sur terre, c’est aussi l’art officiel qui accueille dorénavant les références à la foi chrétienne (on retrouve d’ailleurs alors l’intrication des thèmes politiques et religieux, si fréquente dans l’art païen).

Le développement de l’architecture chrétienne et de son décor

Les progrès de la christianisation et de l’organisation ecclésiastique, à partir du IVe siècle, entraînent la multiplication des constructions religieuses. Rome (Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-Murs, Saint-Jean-de-Latran, Saint-Laurent), Constantinople et les Lieux saints bénéficient d’une nouvelle forme de l’évergétisme impérial, favorisant dorénavant l’Église: de grands martyria sont édifiés, dont l’architecture inspirée des basiliques civiles et des salles de réception auliques (plans basilicaux, avec le plus souvent une abside à l’est et l’entrée située sur le petit côté opposé, et éventuellement un transept) ou de l’architecture funéraire ou thermale romaine (plans centrés) s’adapte aux besoins de la liturgie chrétienne. En version plus modeste, ce sont les mêmes thèmes architecturaux qui se retrouvent dans les nombreux édifices construits au cours du IVe siècle pour la liturgie régulière ou le culte des martyrs, qui prend alors un essor considérable (pour la seule Italie, les vestiges d’une vingtaine de cathédrales datant du IVe siècle, dont neuf dotées d’un baptistère, sont archéologiquement connues; et ce n’est sans doute qu’une petite part des constructions, puisque à la fin du IVe siècle on compte cinquante-quatre sièges épiscopaux en Italie, dont trente-deux attestés avant le milieu du siècle). Aux siècles suivants, l’adaptation de plus en plus parfaite aux exigences spécifiques du culte et des institutions chrétiennes (églises affectées à la synaxe régulière: l’ensemble des réunions de la communauté; baptistères, églises de pèlerinage, monastères) va transformer les types hérités de l’architecture profane et religieuse païenne jusqu’à créer une architecture chrétienne originale, qui présente néanmoins souvent des caractéristiques régionales, et dont la plus ou moins grande complexité reflète la richesse des commanditaires (Saint-Vital de Ravenne, Sainte-Sophie de Constantinople, ou encore le martyrium de Qalat-Seman, en Syrie du Nord). Dans l’art comme dans les autres domaines de la culture, le christianisme ne s’oppose ni même se surimpose, mais agit plutôt comme une force de transformation intérieure, réalisant cette conversio des structures dans lesquelles il s’«incarne», et qu’appellent les prédicateurs contemporains.

Du décor des grandes basiliques construites grâce à l’évergétisme des princes, on ne sait plus grand-chose. Mais le décor d’édifices plus tardifs (la basilique de Saint-Félix à Cimitile, aménagée par Paulin de Nole au tout début du Ve siècle; à Rome, Sainte-Pudentienne au début du Ve siècle et Sainte-Marie-Majeure, vers 430) donne une idée de la richesse et de la complexité de l’iconographie chrétienne, qui conjugue triomphalement les épisodes de l’histoire du salut et des images plus «synthétiques» (le Christ trônant au milieu du collège apostolique, la remise de la Loi à Pierre, l’agneau surmonté d’une croix, juché triomphalement sur le rocher dont s’écoulent les quatre fleuves du Paradis). Elle illustre une histoire sainte qui tend d’autant plus à se confondre avec celle de l’Empire chrétien, que nombre de formules sont empruntées à l’art impérial (pourpre du manteau du Christ, représentations du trône céleste, etc.). Mais ces nouveaux sujets n’entraînent pas la disparition des motifs ni même des thèmes qui décoraient depuis des décennies, voire parfois des siècles, l’architecture profane ou religieuse antique: ainsi, le pavement de la basilique sud du groupe cathédral d’Aquilée (vers 360), financé grâce à la générosité des fidèles, représente-t-il l’histoire de Jonas dans un décor nilotique peuplé d’amours pêcheurs. Peut-on dire alors que les scènes profanes ou même païennes sont christianisées par les scènes religieuses? De même retrouve-t-on dans l’ornementation du mobilier religieux (ambons, plaques de chancel) le répertoire végétal, animal ou géométrique courant de la sculpture architecturale antique, que la présence de symboles chrétiens (croix, combinaison de l’alpha et de l’oméga) peut éventuellement charger d’une nouvelle signification: les cerfs rappeleront peut-être le psaume 41, la vigne les versets de l’Évangile de Jean, 15.

Le service divin nécessite également toute une vaisselle liturgique. La liste du Liber Pontificalis récapitulant les donations de Constantin aux églises de Rome suggère de la richesse qu’elle pouvait atteindre dans les grands sanctuaires; les pièces maîtresses ont sans doute disparu, mais un grand nombre d’objets de moindre importance – pyxides et coffrets d’ivoire ou d’orfèvrerie, vases, coupes et patènes de métal précieux ou de verre, lampes, reliures – révèlent l’élargissement du répertoire figuré de l’art chrétien, avec la multiplication des scènes inspirées non seulement de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi parfois de la littérature apocryphe et hagiographique.

L’art funéraire

Les plus anciennes peintures des catacombes, vers le milieu du IIIe siècle, puis les premiers sarcophages chrétiens fixent déjà les épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament que l’on retrouva pour la plupart d’entre eux répétés à l’infini jusqu’au milieu du IVe siècle dans la peinture (date à laquelle paraît s’interrompre l’exploitation cimétériale des catacombes, et donc leur décor) et la fin du IVe siècle dans la sculpture (interruption de la production des sarcophages historiés): l’histoire de Jonas, le sacrifice d’Abraham, les Hébreux dans la fournaise, Daniel dans la fosse aux lions, l’histoire de Suzanne, Noé dans l’arche, pour l’Ancien Testament; la résurrection de Lazare, la guérison du paralytique, le baptême du Christ, la Samaritaine au puits, pour le Nouveau Testament; enfin, produit d’une lecture typologique de la Bible et de l’histoire, la représentation de Pierre/Moïse frappant le rocher, dont jaillit la source. Elles sont souvent associées à un ou une orante, qui reprend la personnification traditionnelle, dans l’art funéraire romain, de la pietas , ou à un personnage chargé d’une brebis, qui symbolisait la philanthropia et qui évoque ici sans doute plutôt le «Bon Pasteur».

Dès les premiers témoignages paraît se dessiner une cohérence dans les choix iconographiques de l’art funéraire: des images – majoritairement inspirées par l’Ancien Testament – qui, rappelant des exemples de délivrance miraculeuse, expriment sans doute l’espérance de salut du défunt ou de ses proches, mais qui sont aussi les exempla bibliques de la prédication chrétienne, parce que la plupart d’entre eux sont les figures prophétiques et propédeutiques de l’histoire de l’Incarnation. Au cours du IVe siècle (voir par exemple la catacombe de la via Latina, à Rome), le répertoire funéraire s’enrichit. Certains des nouveaux sujets et des nouvelles formules sont attestés aussi dans des contextes non funéraires, et leur création est sans doute liée aux temps nouveaux qu’inaugure la paix de l’Église: ainsi le passage de la mer Rouge, l’un des principaux types baptismaux évoqués par la catéchèse, mais aussi le type de la victoire de Constantin – nouveau Moïse – au pont Milvius; ou encore la croix surmontée d’une couronne et veillée par deux soldats, qui rappelle tout à la fois la Passion du Christ et le signe de la victoire impériale (le labarum ). Se multiplient aussi, du moins dans l’art de Rome, les scènes qui illustrent des thèmes propres à l’ecclésiologie du siège apostolique: cycle de Pierre, images de la concordia apostolorum , scène de la remise de la Loi. Les ateliers de sarcophages qui exportent leur production ou leurs modèles, notamment en Gaule du Sud (surtout à Arles et à Marseille) et en Espagne assurent ainsi la diffusion d’images spécifiquement romaines, qui contribuent certainement, en combinant les références à l’histoire sainte, à la victoire impériale et à la catholicité, à proclamer la réalisation de l’œkoumène politique, culturel et religieux, que se veut être le nouvel Empire chrétien.

On notera que c’est paradoxalement ce tout premier décor chrétien, regroupant les paradigmes de salut de l’histoire sainte, qui est aussi le premier à disparaître, au tournant du Ve siècle. Or les facteurs historiques (la prise de Rome en 410, qui a pu entraîner une désorganisation des ateliers, et les invasions barbares, qui ont dû perturber le commerce des marbres utilisés pour les sarcophages) ne suffisent pas à expliquer cette disparition. En effet, les ateliers de mosaïques et de peintures, par exemple, produisent encore de grands décors d’église tout au long des Ve et VIe siècles, en dépit des bouleversements contemporains: à Rome, les cycles commandés par Léon le Grand pour Saint-Pierre et Saint-Paul; à Ravenne, les mosaïques du mausolée de Galla Placidia, de Saint-Apollinaire-le-Neuf, de Saint-Apollinaire in Classe, de Saint-Vital, dont la richesse contraste avec la sobriété de l’iconographie figurée des sarcophages. En outre, le même phénomène paraît se produire en Orient (par exemple, la nécropole de Tyr ne livre que des sarcophages sans décor). L’explication doit donc en être cherchée ailleurs. Y a-t-il une modification de la conception, ou du «vécu», de la mort, qui entraînerait le choix d’autres décors? Est-ce l’effet d’une mutation plus strictement théologique, comme si l’évocation du Christ historique et de ses types était dorénavant reconnue inapte à rendre compte de Dieu? Dans ce cas, on serait tenté de déceler là peut-être, du moins dans certaines régions de l’Empire (notamment en Italie et en Gaule méridionale), les prémices de la querelle iconoclaste. Pour lors sans réponse satisfaisante, la question mérite néanmoins d’être soulevée...

Le décor quotidien

La conversion au christianisme n’entraîne évidemment pas une modification radicale du décor quotidien, et c’est dans ce domaine sans doute que la question posée en introduction – art chrétien ou art des chrétiens – prend le plus d’acuité. Un seul exemple, particulièrement parlant, montre combien il peut être difficile, dans bien des cas, de déterminer la religion des commanditaires: grâce à son inscription (Secundus et Projecta , «Vivez dans le Christ»), on sait que le beau coffret de mariage en argent niellé (milieu du IVe siècle, The Trustees of the British Museum, Londres) appartenait à une chrétienne; mais il présente une toilette de Vénus, escortée de son thyase marin, une scène de thermes, et une scène de toilette féminine. Certes, on peut concevoir que, ici comme dans d’autres cas (ainsi pour les images des cycles naturels et cosmiques – saisons, zodiaques – ou les personnifications des éléments – sources, fleuves, océans), les figures mythologiques ne sont plus que des allégories, des représentations dont la signification est désormais plus mondaine ou éthique que religieuse. Mais leur persistance prouve au moins combien l’art des chrétiens est fait d’héritages recueillis tels quels ou transformés, autant que de créations nouvelles.

Images de la réalité profane – scènes des métiers et de l’otium (scènes de lecture, philosophes, etc.); images issues des rêveries littéraires – Homère, Ovide et Virgile ou Apulée, les fables et les petits romans grecs; représentations du monde, où les dieux du Panthéon personnifient les forces qui animent le cosmos; illustrations bibliques et symboles de la foi chrétienne: ce que l’on peut restituer du décor quotidien d’un chrétien de la fin de l’Antiquité, c’est cet univers d’inspirations multiples – et avec moins de contradictions peut-être qu’on n’est porté à le supposer, à vouloir l’analyser avec une précision trop chirurgicale – que dévoilera la Renaissance, en croyant retrouver l’Antiquité classique. Mais c’est là un phénomène qui n’est pas propre aux beaux-arts: de même, par exemple, la poésie chrétienne évoque-t-elle encore les dieux de Rome.

Les rapports entre l’art chrétien et l’art juif

La prédominance des scènes de l’Ancien Testament dans le premier répertoire de la peinture et de la sculpture funéraire chrétienne, la richesse de l’illustration vétérotestamentaire des plus anciens manuscrits connus (notamment la Bible de Quedlinburg, Itala, fin du IVe siècle; la Genèse de Cotton et celle de Vienne, Ve-VIe siècle; le Pentateuque d’Ashburnham, VIIe siècle) ainsi qu’une réflexion plus historique sur les relations entre judaïsme hellénistique et christianisme ont conduit à poser dès la fin du XIXe siècle l’hypothèse de l’existence d’un art juif antérieur à l’art chrétien et, partant, des relations éventuelles entre eux deux. Mais c’est avec la découverte, en 1932, des ensembles de Doura – synagogue et baptistère – que cette question est venue au premier plan de l’interrogation sur la naissance et les sources d’inspiration de l’art chrétien. Mise au jour en 1955, la catacombe romaine de la via Latina, qui présente un ensemble de peintures chrétiennes très originales ainsi que des cycles païens, a relancé le débat, en permettant d’y impliquer plus étroitement l’art occidental. En simplifiant, disons que la maturité iconographique et picturale du décor de la synagogue de Doura a conduit à supposer qu’il reproduisait une illustration élaborée bien auparavant pour des manuscrits bibliques juifs, tradition dont on retrouverait l’héritage (à la fois pour les thèmes et les mises en forme) dans certaines images vétérotestamentaires des peintures et des mosaïques chrétiennes, ainsi que dans de nombreux manuscrits orientaux et occidentaux. Mais trois arguments forts peuvent être invoqués contre cette hypothèse, défendue surtout par K. Weitzmann, mais suggérée déjà par J. Stzrygowski, puis reprise par de nombreux savants. En premier lieu, on ne possède aucun manuscrit juif illustré antérieur au Xe siècle, et on ne peut accepter d’expliquer leur complète disparition (ainsi que celle de toute mention d’une tradition d’illustration biblique dans les sources littéraires juives) par un regain de l’«iconophobie» juive. En second lieu, on constate que l’illustration biblique juive apparaît en même temps que l’illustration biblique chrétienne, si ce n’est même un peu plus tard (les mosaïques historiées des synagogues de Palestine datent pour la plupart du Ve siècle). Enfin, la présence d’un apport juif dans l’art chrétien peut s’expliquer autrement que par l’existence de modèles iconographiques juifs. Qu’entend-on d’ailleurs par «apport juif»? L’importance de l’Ancien Testament dans le répertoire figuré chrétien peut-elle être interprétée comme le signe d’un «judaïsme» particulier à l’art, alors même que l’Église – Nouvel Israël – «assume» le passé juif et y lit sa propre histoire? Qui songerait à expliquer toute la prédication chrétienne par des modèles juifs? Et, quant aux éléments iconographiques provenant de la littérature juive non canonique (midrashim , targumim , haggadot , ainsi que les œuvres de F. Josèphe et de Philon), ils peuvent parfaitement avoir été transmis directement par la littérature chrétienne (cf. les travaux de J. Daniélou, pour ne citer que cet exemple).

Bien que moins largement défendue, une autre hypothèse a été avancée, qui postule également l’art juif à l’origine du développement de l’art chrétien, mais qui accorde sans doute moins d’importance au cas de Doura, et ne passe pas par l’hypothèse des manuscrits. T. Klauser a supposé que les juifs de la Diaspora orientale ont commencé d’enfreindre la proscription mosaïque de l’image en représentant sous des formes sommaires quelques épisodes bibliques sur des monnaies (telles celles d’Apamée de Phrygie, émises durant la première moitié du IIIe s., qui représentent l’histoire de Noé), ou des sceaux. La rupture juive avec l’interdit biblique aurait conduit les chrétiens à suivre le même chemin. Ces petits objets décorés, qu’ils auraient également adoptés, leur auraient fourni des modèles iconographiques, transposés ensuite dans la peinture et la sculpture funéraire.

Dans l’état actuel de nos connaissances, on ne peut se prononcer sur l’origine de l’art chrétien. Tout au plus soulignera-t-on que juifs et chrétiens paraissent avoir ressenti à la même époque le besoin d’illustrer la Bible, et d’exprimer leur foi par des images: concomitance plus qu’influence, sans doute. Et que l’Ancien Testament, dans sa lecture néotestamentaire, et même dans ses traditions de lecture rabbiniques, conserve un caractère fondamental pour le christianime, qui suffit peut-être à expliquer qu’il demeure une source d’inspiration essentielle de l’art chrétien.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем написать реферат

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Art chrétien primitif — Art paléochrétien L art paléochrétien, ou art et architecture primitives chrétiennes est un art produit par les chrétiens ou sous un patronage chrétien entre l an 200 et l an 500. Avant l an 200, il ne reste pas de productions artistiques qui… …   Wikipédia en Français

  • Art Médiéval — Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de la galerie… …   Wikipédia en Français

  • Art Sacré Médiéval — Art médiéval Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de… …   Wikipédia en Français

  • Art medieval — Art médiéval Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de… …   Wikipédia en Français

  • Art sacre medieval — Art médiéval Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de… …   Wikipédia en Français

  • Art sacré médiéval — Art médiéval Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de… …   Wikipédia en Français

  • art — [ ar ] n. m. • Xe, d ab. « science, savoir », puis « moyen, méthode »; lat. ars, artis; souv. fém. jusqu au XVIe I ♦ Ensemble de moyens, de procédés réglés qui tendent à une fin. 1 ♦ (1160) Vx Moyen d obtenir un résultat (par l effet d aptitudes… …   Encyclopédie Universelle

  • Art médiéval — Les mosaïques des églises monumentales ont été le couronnement de l art byzantin. Une des mosaïques les plus célèbres subsistant est dans l Église de la Sainte Sagesse dans l ancienne Constantinople l image du Christ sur les murs de la galerie… …   Wikipédia en Français

  • Primitif — Cette page d’homonymie répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom. Le mot « Primitif » est un adjectif et un substantif ou plus rarement un nom propre qui peut désigner : Sommaire 1 Adjectif et substantif …   Wikipédia en Français

  • Chretien — Christianisme « Chrétien » redirige ici. Pour les autres significations, voir Chrétien (homonymie). Christianisme Religions abrahamiques (arbre) …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”